«C’est seulement avec les hommes qu’il a su être, et de façon magnifique, un homme »
Raymond Ritter, Henri IV, lui-même. L’homme, 1944.
Cette conclusion d’un historien majeur du roi le plus populaire de l’histoire de France a le mérite de la franchise autant que de celui d’une admiration sans bornes à l’égard d’Henri IV (1589-1610). Il prouve, à l’issue d’un chapitre consacré à « l’amoureux », que l’on peut traiter à la fois du caractère sensuel d’un roi, y compris jusqu’au constat des agissements les plus sordides et de l’épanouissement de son génie politique pour le plus grand bonheur du royaume. Ce n’est pas uniquement parce que l’histoire n’appartient qu’aux vainqueurs, que la mémoire ne retient que le limon fertile, mais quand elle mêle le sexe à la politique, l’effroi n’est jamais très loin. Bien des souverains ont payé le prix fort de leurs faiblesses pour le sexe, d’autant plus qu’elles se sont combinés avec des revers politiques les plus spectaculaires. Débusquer ces arrangements de l’histoire et des historiens revient le plus souvent à chercher la réhabilitation pudibonde mais ne manque pas généralement de nous faire passer à côté de l’essentiel : que les affres des sens n’épargnent pas les grands de ce monde, au contraire, ils contribuent à livrer les plus intimes de leurs ressorts. Quand ce n’est pas l’amour qui les aveugle, c’est le sang qui les échauffe et les conséquences historiques sont le plus souvent décisives.
Henri IV était de ceux qui ne s’attardent pas pour l’amour, mais qui s’égarent pour la conquête des femmes, aimant les poursuivre pour mieux les rejoindre, adorant les contempler incognito avant de les investir, payant le plus souvent les honneurs forcés de leur couche. Mais ce roi à femmes, qui a vaincu tous les capitaines, toutes les armées, pris toutes les places-fortes, multiplié les victoires de Coutras (1587), d’Arques (1589), d’Ivry (1590), de Fontaine-Française (1595), d’Amiens (1597), lui qui est sorti vivant de tous les combats, de toutes les tentatives d’assassinats, lui, le glorieux n’est pas un bel homme. On est loin de la beauté de son prédécesseur, Henri III (1574-1589), on est loin surtout de celle de ses compagnons tels Bellegarde ou Bassompierre, relégués au rang permanent de rivaux potentiels que son autorité royale jalouse dans tous les sens du terme oblige à s’effacer.
Ces deux derniers l’ont fait avec soumission, non sans colère ni rancune, le premier pour Gabrielle d’Estrées, le second pour la dernière folie du roi, Charlotte-Marguerite de Montmorency, âgée de 15 ans en 1609 (photo n°1). Voici comment Henri justifie sa décision à Bassompierre :
« Je te veux parler en amy. Je suis devenu non seulement amoureux, mais furieux et oultré de Melle de Montmorency. Si tu l’épouses, et qu’elle t’aime, je te haïrai ; si elle m’aimait, tu me haïrais. Il vaut mieux que cela ne soit point cause de rompre notre bonne intelligence […] Ce sera la consolation et l’entretien de la vieillesse où je vais désormais entrer ».
Bassompierre, Journal de ma vie.
Plus Henri IV vieillit, plus il est repoussant, plus il est pathétique aussi, selon l’opinion de nombre de ses contemporains. Les témoignages, même lavés des soupçons de malignité, sont légion. Henriette d’Entragues (maîtresse officielle de 1599 à 1608), selon Tallemant des Réaux dans ses Historiettes, lui aurait asséné un jour que « bien lui prenait d’être roi, car sans cela on ne le pourrait souffrir, et qu’il puait comme charogne ». La belle Gabrielle d’Estrées enfin (maîtresse officielle et « presque reine » entre 1591 et 1599) en le croisant pour la première fois en 1590 dans la galerie du château de Cœuvres est frappée d’effroi ; il est si laid, ose-t-elle lui dire, qu’elle ne peut le regarder plus longtemps et elle se retire. Elle sera sa maîtresse officielle et surtout la mère de ses trois enfants légitimés, avant de mourir brutalement en avril 1599.
« Henri IV a eu une quantité étrange de maîtresses ; il n’était pourtant pas grand abatteur de bois ; aussi était-il toujours cocu »
Tallemant des Réaux, Historiettes, 2ème moitié du XVIIe siècle.
Physique peu amène et voracité sexuelle font souvent mauvais ménage et seule l’autorité du monarque a pu dénouer ces contradictions de la nature. Henri IV est plutôt un obsédé au sens le plus pur du terme qu’un Dom Juan; s’il aime la conquête, il y met le prix, pas seulement de ses efforts mais du Trésor royal. Ayant enfin tout concédé pour obtenir Henriette d’Entragues (Photo n°3), notamment la somme coquette de 50 000 écus, il s’exclame « Voilà une nuit bien payée ! » nous rapporte Sully dans ses mémoires avant d’écrire à la promise : « Votre père a résolu tout ce que je voulais. Demain, au soir, mes petits guarssons [les seins d’Henriette] seront bien caressés de moi » (14 octobre 1599). Phrase très célèbre qui en cache bien d’autres toutes aussi grivoises tandis que la légende veut bien entendre galantes. A l’automne 1606, il lui écrit encore : « Je viens de prendre médecine, afin d’être plus gaillard pour exécuter toutes vos volontés. C’est mon plus grand soin, car je ne songe qu’à vous plaire et à affermir votre amour, étant le comble de mes félicités. Il fait beau ici, mais partout, hors d’auprès de vous, il m’ennuie si fort que je n’y puis durer. Trouvez un moyen que je vous voie en particulier et que, devant que les feuilles tombent, je vous les fasse voir à l’envers… ». Un autre jour il écrit crûment son désir en lui disant qu’elle a une « si douce feuille et si blanche, que la plume cherche d’elle-même où se tremper auprès ». On est en droit d’hésiter, sans trancher, entre « la brutalité des images » ou la singularité poétique de notre bon roi Henri !
Si la galanterie avait ses règles à la Cour, l’appétit sexuel d’Henri IV est aussi réel que son courage et son autorité de roi. Ainsi, les souverains sont bien des hommes à part entière dont nos fantasmes autant que nos réserves pudibondes font et défont notre mémoire collective. Le Vert-Galant était peu difficile dans ses choix et prompt aux pulsions ; il obtenait à peu près toutes celles qu’il voulait. Ainsi, sans anéantir l’histoire par une actualisation forcée, convenons que la question se pose : celle d’une grande faiblesse offerte aux adversaires du Roi, celle de ces proies féminines qui tapissent les enjeux politiques et régalent les clans. En ce sens Henri IV a été constamment en danger.
Combien d’angoisses près de son entourage, ses ministres, lorsque celui qui n’était encore que le roi de Navarre chevauche au mépris du danger pour rejoindre la belle Corisande d’Andoins, comtesse de Guiche, en son château d’Hagetmau dans les années 1583-1584 (Photo n°4) ? Combien d’heures passées à guetter ses proies, combien de stratagèmes pour les surprendre, comme ce jour d’automne 1590 où il bondit devant la jeune Gabrielle d’Estrées avec une défroque d’un paysan et entre au château en blouse et en sabots, un sac de paille sur la tête ?
Même la reine Marie de Médicis, à peine arrivée dans le royaume, à la veille de ses noces, aura droit à l’irruption royale dans l’archevêché de Lyon le 9 novembre 1599, un jour avant la date prévue. Elle aussi devra se plier à l’autorité d’un roi qui, rasséréné par une première vision favorable de la future reine au détour d’une galerie, exigera de coucher avec elle, avant la bénédiction nuptiale prévue un mois plus tard (photo n°5, Henri IV reçoit le portrait de la reine et se laisse désarmer par l’amour, Rubens). L’énumération serait fastidieuse, à moins d’être romanesque, car Henri IV est un roi de roman et de légende sans aucun doute, un roi libre et qui s’amuse. Mais la légende et le roman n’empêchent pas un regard sur le roi et les conséquences de son fonctionnement. Trahi par l’un de ses plus fidèles compagnons, le fameux Charles de Gontaut, duc de Biron qu’il fera exécuter avec autorité le 31 juillet 1602, il ne put se résoudre à punir ceux qui le mirent en danger deux ans plus tard. Le clan de sa maîtresse Henriette d’Entragues, son père et son demi-frère, le comte d’Auvergne, trempa dans un complot avec l’Espagne de Philippe III en 1604. La trahison découverte, les accusés passent aux aveux : Henriette avait ce rêve fou, né d’une promesse de mariage signée légèrement par le roi en octobre 1599 au cas où elle donnerait naissance à un fils. Ce fils, Henri de Verneuil, né un mois après la naissance du Dauphin, le futur Louis XIII (octobre 1601) encombrait la vie quotidienne de la reine Marie de Médicis autant qu’il remplissait le Roi de fierté. Cette véritable chimère de faire de ce bâtard royal le vrai Dauphin mais qui n’avait aucune chance d’aboutir (auprès du pape, de l’opinion) se ramifiait avec les rivalités les plus diverses, diplomatiques mais aussi domestiques puisque la reine cherchait à se débarrasser de cette rivale. Les condamnations pleuvent : la mort pour le père et le frère, le couvent pour la maîtresse, avant d’être annulées, avant d’accueillir à nouveau l’intrigante et en même temps l’obéissante maîtresse d’un roi insatiable.
Si tout chez ce roi défie l’équilibre sans jamais le détourner (ou presque) de son devoir, le règne glorieux eut pu se clore de manière pathétique lorsqu’il s’enticha de la fiancée du pauvre Bassompierre, Charlotte-Marguerite de Montmorency (Photo n°6). Mariée au neveu du Roi, le prince de Condé, que l’on pensait complaisant, elle fut enlevée le 29 novembre 1609 au nez et à la barbe du Roi pour se réfugier à Bruxelles auprès de l’archiduc Léopold. Le prince de Condé se réfugiant chez l’ennemi espagnol pour ne pas que le roi de France ne lui ravisse sa femme, c’était en même temps une trahison puisqu’un prince de sang ne pouvait quitter le royaume sans son autorisation ! C’était au temps d’une grave crise européenne dont l’enjeu était ni plus ni moins que celui de l’hégémonie sur les bords du Rhin, à l’occasion de la crise de succession des duchés de Clèves et de Juliers. Bruxelles, Vienne et Madrid tirèrent aussitôt les avantages de cette passion du Roi et prétendirent faire reconnaître Condé comme légitime héritier en lieu et place du futur Louis XIII. Henri, tout en préparant une guerre impopulaire contre les princes catholiques commandait simultanément ces vers au poète Claude Malherbe à l’attention de Charlotte :
« Donc cette merveille des cieux
Pour ce qu’elle est chère à mes yeux,
En sera toujours éloignée »
Est-ce pour Charlotte qu’Henri IV déclara la guerre à l’Empereur en 1610 se sont interrogés les contemporains et à leur suite les historiens ? Henri IV n’a jamais voulu cacher sa volonté de ravoir la princesse, offusquant même le nonce du pape Ulbadini en lui déclarant que personne ne pourra l’en empêcher, « non pas le lieutenant de Dieu même » ! Métaphore du pouvoir absolu, ce caprice passionnel ne fut sans doute pas un témoignage de la sénilité d’Henri IV, plutôt d’un roi libre, pour qui les citadelles et les femmes se confondaient dans une quête ultime de l’autorité. Le coup de poignard de Ravaillac, le 14 mai 1610, fit définitivement entrer Henri IV dans la légende, reléguant les exagérations de ses mœurs au mythe d’une plus douce gaillardise bien gasconne et ses sordides marchandages d’amour à de la passion plus conforme à son génie.
Frédéric Bidouze