Tout est objet d’histoire et le champ de l’intérêt et de l’étude n’est plus désormais limité par l’indigence des sources, notamment dans le cas des études antiques. Peut-on faire l’étude du périssable, des perceptions, des univers disparus générés par nos cinq sens … pour des périodes aussi lointaines que celle des civilisations de l’Égypte ancienne, de Babylone, de la Grèce et même de la Rome antique ?
Approcher tout ce qui touche au sensoriel peut apparaître impossible et les univers auditifs, olfactifs, gustatifs des Anciens nous semblent inatteignables et se confinent aux représentations de jeunes filles respirant des fleurs ou de banquets qui ornent les tombes, les monuments ou les vases que les archéologues mettent au jour. Si on y regarde bien, ce qui nous reste de ces univers fait que les mondes anciens sont muets, sans saveurs, sans odeurs et pourtant leur simple évocation suffit à déclencher en nous tous les fantasmes sensoriels : musiques lascives des péplums contemporains, parfums capiteux des publicités de cosmétiques…
Qu’en est-il vraiment ? Les avancées de la recherche scientifique de ces dernières années et l’intérêt de nombreux chercheurs pour ces sujets ont renouvelé les problématiques et l’approche de ces matières, notamment dans le domaine de l’univers olfactif des civilisations de l’Antiquité. Si on ne se fait plus d’illusion sur la possibilité de reconstituer le parfum de Néfertiti (vers 1370/-1333 av. J.-C.) ou de Thaïs (courtisane athénienne du IVe siècle av. J.-C.), les nouvelles méthodes d’analyses scientifiques et le nouveau regard porté sur les parfums antiques ont permis de dresser le spectre de ces ambiances disparues mais également de lever le voile sur des perceptions et critères sociaux et économiques qui jusque là nous échappaient. Plus que l’histoire des parfums, c’est l’histoire des odeurs, du paysage olfactif et des rapports qu’il entretient avec les hommes que l’on aborde aujourd’hui en multipliant les sources de recherches. Et cette histoire apparemment impossible s’écrit désormais chaque jour un peu plus.
Peut-on retrouver un parfum antique ?
Le parfum est plutôt bien présent dans l’iconographie antique ; nombreuses sont les représentations de personnages humant une fleur ou encore celles de fumerolles au-dessus des encensoirs (photo n°2- fumées sortant d’un thymiatérion, sorte d’encensoir antique). Des vases semblent également contenir des substances odorantes que l’on présentent comme offrande ou comme cadeau ; on peut voir encore des nobles égyptiennes portant des cônes parfumés sur leur perruque ou des banqueteurs étrusques se servir de la pâte parfumées d’un alabastre (Photo n°3- Tombe de la chasse- Tarquinia, Étrurie). Que nous reste-il aujourd’hui de ses scènes au-delà de l’image?
Les découvertes archéologiques et notamment celles faites dans les tombes mises au jour tout autour de la Méditerranée et en Égypte offrent fréquemment la découverte de vases qui ont pu autrefois contenir des substances odoriférantes. Sans aller jusqu’à la découverte exceptionnelle de la tombe de Toutankhamon par Howard Carter en 1922 où subsistaient même les fleurs déposées autour du sarcophage, les odeurs, et donc leur contenant, sont des offrandes assez courantes aux morts ; leur présence s’explique alors avant tout pour masquer l’odeur du corps en putréfaction. Les parfums antiques ont été pendant de nombreux siècles des pâtes, des onguents, des huiles et non le liquide alcoolisé que nous utilisons. Cette texture grasse et visqueuse explique d’ailleurs la forme qu’ont prise les « vases à parfum » antiques : de fond arrondi car souvent faits pour être suspendus ou portés en bandoulière dans lesquels on puise à l’aide de bâtonnets. Ce que l’on appelle communément les « vases à parfums » peuvent être de formes comme de matériaux très variés ; la plupart du temps ils sont en céramique et donc poreux. Ceux mis au jour dans les tombes sont presque toujours malheureusement vides, leur contenu ayant été soit utilisé pour la toilette du mort ou lors de son transport, soit dévoré par le temps ; le bouchon organique qui les fermait a dans la majorité des cas disparu. Il arrive cependant que l’on mette au jour des flacons encore scellés ou que quelques résidus soient restés au fond des ces vases, mais il est toutefois impossible de restituer leur odeur première et même le plus hermétiquement clos des vases en albâtre égyptiens aura toujours son contenu dénaturé par les siècles qu’il aura traversés. Il y a donc peu d’espoir de retrouver un parfum intact.
En fabriquer à partir d’une recette antique est tout aussi périlleux. Souvent la trace parfumée des produits ne subsiste que par la mention d’une profession attachée à leur production ou par celle de l’approvisionnement en substance odoriférante comme on le voit dès les tablettes mycéniennes en linéaire B. Nous possédons plusieurs traités qui nous donnent la composition et certaines recettes de parfums ou d’onguents et ce dès le IIe millénaire dans les archives de Mari au sud-est de la Syrie (vers 1365-900 av. J.-C.) ; ce n’est cependant qu’au IVe siècle av. J.-C. que nous trouvons les premiers véritables traités comme le De odoribus de Théophraste (371-287 av. J.-C.). Que ce soit pour les sources les plus anciennes ou pour les sources grecques ou latines, l’exercice se heurte tout de suite au problème du vocabulaire. L’identité des matières premières utilisées nous échappe souvent de par l’absence de contexte : comment être sûr que le composant désigné par un texte de l’antique Mésopotamie qui nous traduisons par « pin » soit le même que celui que nous connaissons quand on sait que les Mésopotamiens ne classaient pas les plantes selon les mêmes critères que nous ? L’authentification de l’arbuste mentionné ou de l’ingrédient s’avère alors aléatoire. Il est également difficile de restituer les quantités. Si on se réfère à Théophraste, celui-ci parle de kylikes (coupes en grec ancien) sans préciser plus avant quand on sait qu’il existe au moins dix formes différentes de coupes de contenance variée pour la seule cité d’Athènes. Si on a pu cependant reproduire le kyphi égyptien sorte de parfum solide que les prêtres faisaient brûler lors des cérémonies en l’honneur de Rê grâce à la recette donnée par Plutarque au IIe siècle ap. J.-C. (entre 10 et 50 ingrédients rentraient dans sa composition), cette expérience menée par une parfumeuse demeure toutefois exceptionnelle. Seule la réalité des odeurs crues est une expérience olfactive reproductible aujourd’hui comme celle des lys cités comme offrande pour les dieux en Crète, ou l’odeur de l’huile vierge dont s’enduisent les athlètes souvent évoquée dans les odes aux vainqueurs des concours panhelléniques.
Techniques anciennes …
L’étude des techniques de fabrication mentionnées dans les textes ou représentées sur des monuments ou des vases permet, elle-aussi, d’approcher ce que pouvaient être ces pâtes parfumées antiques. L’archéologie expérimentale a beaucoup fait avancer la recherche dans ce domaine. Dès le IIIe millénaire av. J.-C., on a mention en Mésopotamie de substances liquides qu’on laisse macérer dans du lait, de la bière ou des substances grasses. Il semble que c’est à la fin du IIIe millénaire av. J.-C. que la macération à froid dans l’huile est maitrisée. Les plus vieux textes que nous ayons sur les techniques d’extraction datent du IIe millénaire av. J.-C., il y est question de macération à froid ou de longues ébullitions dans l’eau ou l’huile qui sont ensuite filtrées.
Il apparaît que les Anciens ont utilisé comme excipients des corps gras, la macération dans le vin et l’alcool étant relativement rare et surtout à but culinaire. L’huile d’olive, la plus courante, n’est pas le seul excipient utilisé comme le révèlent Théophraste ou Pline l’Ancien, on trouve aussi l’huile de ben, d’amande, de ricin, etc… ce qui est confirmé par les analyses chimiques. Autant d’huiles, autant d’odeurs plus ou moins marquées et plus ou moins marquantes. Le coût du parfum devait varier en fonction de ses ingrédients et de sa longévité, une huile parfumée à base d’huile d’olive durant moins longtemps que celle à partir de l’huile de ben plus coûteuse. Les graisses animales ne sont pas non plus à exclure notamment dans la technique de l’enfleurage à froid pour les fleurs délicates, cet excipient ne permet toutefois pas une longue conservation de la pommade parfumée obtenue. Des traces de matières grasses animales ont été mises en évidence par les analyses chimiques des restes de vases céramiques.
… pour analyses modernes.
C’est en effet les analyses en laboratoire qui confirment les données textuelles et parfois en apportent de nouvelles. Depuis les années 1960-1970, le développement de disciplines comme la palynologie (étude des pollens), la carpologie (étude des graines), l’anthracologie (étude des charbons) et toutes celles qui s’intéressent aux restes botaniques ont permis d’approcher un peu l’environnement de production des flacons à parfum, mais c’est de la chimie analytique et de la paléogénétique que sont venus les plus grandes avancées. Promettre de reconstituer le parfum de Néfertiti est illusoire, mais s’en approcher semble dorénavant possible et les ingrédients entrant dans la composition des huiles parfumées antiques sont de plus en plus connus. Les avancées technologiques permettent aujourd’hui d’accéder à certaines sources organiques. Le premier moyen de pouvoir les approcher est l’analyse chimique des restes odorants par prélèvement en laboratoire. On trouve parfois des restes de substances parfumées dans des flacons antiques qui peuvent être soumis à analyse en espérant qu’ils n’ont pas été contaminés par l’environnement ; on peut également prélever les restes de substances prisonniers de la paroi poreuse des vases céramiques. C’est ainsi qu’a été révélée la présence des résineux et des aromates, des produits de la ruche (miel, pain d’abeille cire), des traces d’agrumes, de graisses animales ou de produits laitiers… Autant de découvertes qui éclairent les autres sources très lacunaires.
Les restes de substances parfumées sont toujours des sources peu aisées à exploiter mais leur étude ainsi que la restitution des techniques utilisées pour leur fabrication en disent long sur l’importance des odeurs dans les civilisations anciennes. S’intéresser à l’univers olfactif c’est aussi sortir du champ de la simple histoire du parfum et accéder à d’autres domaines d’étude de l’Antiquité.
Géographie des odeurs antiques : une histoire de l’économie
Un des principaux champs d’étude qui s’ouvrent alors est un pan de l’histoire de l’économie antique par l’étude du commerce des essences et celui des huiles parfumées. Leur commerce s’épanouit dans la Méditerranée du VIIe siècle ; s’il y avait auparavant déjà en Orient un commerce des essences et des huiles, il touchait surtout la Méditerranée orientale et le Moyen-Orient. On peut évoquer alors l’expédition au pays de Pount (situé peut-être au sud de la Nubie) envoyée par la reine/pharaon Hatchepsout au XVe siècle av. J.-C. pour ramener de la myrrhe, de l’encens et des boutures d’arbres à encens, ou encore la présence d’essence de térébenthine, qui entrait probablement dans la composition des parfums, dans l’épave d’Ulu Burun au large de la côte méridionale de la Turquie datée du XIVe siècle av. J.-C., ou encore les inventaires des palais mycéniens de Crète au XIIIe siècle av. J.-C. qui mentionnent des substance aromatiques comme le cumin ou la rose. C’est Chypre qui a probablement gardé les traditions de fabrication des huiles parfumées après l’effondrement de la civilisation mycénienne vers le XIIe siècle av. J.-C. Celles-ci ont été transmises en Grèce et en Égée.
Si les produits ont disparus, les quantités incroyables de petits vases à parfums retrouvées tout autour de la Méditerranée et notamment en Méditerranée occidentale permettent de retracer l’histoire de leur commerce et indirectement de l’impact des huiles parfumées chez les peuples méditerranéens. La plus grande production de petits vases à parfum en série (aryballes, alabastres, lécythes) provient de Corinthe mais la plupart des centres de production de vases céramiques les incluait dans leur corpus (Athènes, Rhodes, la Phénicie, l’Étrurie, l’Asie Mineure…). Ces petits vases à la panse rebondie et à l’ouverture étroite et plate qui permet une utilisation parcimonieuse du contenu et une application aisée étaient très pratiques d’utilisation. L’iconographie nous montre qu’ils pouvaient être suspendus à la ceinture, au mur, ou au poignet et occupaient une place importante dans le quotidien. L’huile parfumée était considérée comme un produit indispensable au bien-être de tous et quel que soit son prix chacun devait posséder son vase à parfum. On a retrouvé des exemplaires luxueux en métal ou en verre qui assuraient une meilleure conservation du produit et donc pouvaient aussi contenir des essences plus rares, il existait certainement également des exemplaires en matières périssables comme le cuir.
La distribution des vases à parfum posent toutefois un problème de taille qui empêche de la confondre avec celle des huiles parfumées : la porosité de la majorité d’entre eux, au moins tant que la terre n’est pas saturée d’huile, suppose une déperdition du produit qu’ils contiennent et rend difficilement envisageable un transport sur une longue distance. Or ces vases ont été mis au jour jusqu’aux confins de la Méditerranée. Il faut alors envisager un commerce de ces petits vases pour eux-mêmes et un remplissage sur place avec des essences locales et un transport des essences rares dans de plus grands conteneurs plus étanches. L’usage de l’huile parfumée s’est certes répandu mais les échanges à grandes distances des substances précieuses odoriférantes n’ont peut-être pas été à la hauteur des quantités de vases exportées. C’est un peu comme aujourd’hui quand nous distinguons une parfumerie de luxe et les « eaux de toilette » bon marché.
Certaines représentations sur les vases vont dans ce sens et montrent que l’on pouvait aller chez le marchand remplir son petit vase d’huile parfumées. Les textes mentionnent aussi l’arrivée des marchands au long-cours dans le port du Pirée (le port d’Athènes) auprès desquels les parfumeurs viennent s’approvisionner en essences brutes. La majorité des parfums devait donc être fabriquée à partir de substances locales et l’excipient principal était l’huile d’olive de plus ou moins grande qualité. Les analyses en laboratoire vont dans ce sens en révélant une grande présence de résineux et d’huile d’olive dans les restes de contenus analysés.
Que je te sente et je te dirais qui tu es : sociologie des odeurs antiques
La capacité à s’affranchir des odeurs courantes devait être une façon de marquer sa place élevée dans l’échelle sociale. Ainsi l’évocation de l’odeur d’un individu dans les textes est loin d’être anodine, elle témoigne des représentations olfactives des gens à l’époque qui sont très présentes dans l’espace quotidien, sacré comme profane. La diffusion des substances aromatiques s’est faite dès les premiers temps en les laissant se consumer dans des brûle-parfums ; c’était alors l’odeur des dieux ou du souverain comme dans la Mésopotamie ou l’Égypte antiques. Les odeurs ont été aussi une composante essentielle de la classification identitaire. La frontière entre substances parfumées, sacrées et pharmaceutiques n’est pas abolie dans l’Antiquité et l’odeur détermine qui on est et comment on se porte comme le laisse à penser les textes ou les recueils de médecine.
Le parfum, l’odeur signalent un état ou un statut et obéissent à toute une série de codes qui se sont avérés, après étude des textes, bien différents de ce que l’on peut fantasmer aujourd’hui. Ce sont les cheveux et le torse qui apparemment reçoivent les huiles parfumées, la barbe en plus pour les hommes. Les femmes portent plutôt des parfums capiteux comme l’iris quand les hommes sont plus enclins aux parfums fleuris comme l’essence de rose ou de jasmin, nous sommes loin de nos athlètes musqués contemporains. L’odeur corporelle se doit aussi de correspondre à la classe d’âge à laquelle on appartient. L’odeur de la jeunesse est une odeur naturelle, celle de l’huile dont s’enduisent les jeunes hommes au gymnase, celle des fleurs dont les jeunes filles s’ornent, c’est avec la maturité que le parfum entre en action : le parfum est un outil esthétique et cosmétique qui entre dans les stratégies de séduction. Le parfum est cependant toutefois l’apanage des hommes, les femmes doivent s’en détourner dès lors qu’elles ont rempli leur rôle reproducteur.
Les sources de l’univers olfactif des Anciens se révèlent en fait être infinies et ouvrent des champs et des questionnements tout aussi nombreux. À partir de l’extrait identifié dans un petit vase à parfum, on peut découvrir tout un pan de civilisation : son analyse chimique ou paléogénétique nous renseignera sur la composition du parfum mais aussi sur sa provenance. Était-il commercialisé pour lui-même vide ou a –t-il transporté des essences précieuses ? Et par cette question nous sommes dans l’histoire des échanges économiques et culturels. On le retrouve représenté suspendu derrière un jeune athlète, sur une tombe, au bras d’une courtisane dans un banquet… Une histoire sociologique du parfum peu s’esquisser.
Les mondes anciens sont tels que nous les fantasmions : emplis d’odeurs ! Se pencher sur les sources de l’univers olfactif permet toutefois de corriger quelque peu les erreurs de notre imaginaire.
F. Coudin