« La solitude étant la seule chose que je recherchais alors, la plus propre à entretenir mes tristes pensées, je choisis le château de Brouage où mes sœurs s’ennuyaient fort. Je m’imaginais que tout le monde devait prendre part à ma douleur et que le plaisir des autres aurait été un crime pour moi »
Telle est l’impression que voulut donner Marie Mancini (1639-1715), nièce du cardinal Mazarin (photo n°1) lorsqu’après une première étape à La Rochelle et ses fastes, elle vint noyer son chagrin d’amour dans la citadelle de Brouage le 15 septembre 1659 tandis que son amant, Louis XIV, s’en allait épouser l’infante d’Espagne Marie-Thérèse (1638-1683). Cité cosmopolite du sel et lieu d’approvisionnement pour les pêcheurs de morue de Terre-Neuve au XIVe siècle, place forte durant les guerres de religion et ancienne base arrière de Richelieu pour se saisir de La Rochelle en 1628, Brouage doit sa notoriété à l’une des histoires d’amour les plus célèbres de la monarchie française et du plus glorieux de ses rois : Louis XIV.
La cité de Hiers-Brouage fut fondée en 1555 par le seigneur Jacques de Pons, sous le nom de « Jacopolis » ; elle donna naissance à l’un des plus grands explorateurs et cartographes français en la personne du fondateur de Quebec Samuel Champlain à la fin du XVIe siècle, mais retient toutefois plutôt de nos jours le touriste pour avoir été au cœur d’une tragique séparation et de l’un des mariages princiers le plus important du XVIIe siècle sans qu’il ne connaisse vraiment les méandres de ce qui fut une véritable affaire d’État. Cette image n’est sans doute pas usurpée et force l’imagination lorsqu’on visite les remparts balayés par les vents et l’iode et qu’on se plaît, à la tombée de la nuit, à arpenter ses larges rues et d’apprécier la sérénité de l’air atlantique (photo n°2). C’est en effet en pensant à Brouage que Louis XIV se laissa convaincre par Mazarin et sa mère Anne d’Autriche qu’il fallait sortir des tumescences sensuelles de l’enfance pour remplir pleinement son rôle de souverain et d’arbitre de la chrétienté. C’est en pensant à Brouage qu’il épousa Marie-Thérèse le 9 juin 1660 dans l’église Saint-Jean-Baptiste de Saint-Jean-de-Luz et c’est encore Brouage qui le tenailla une dernière fois lorsque sur le chemin du retour il ne put s’empêcher de s’éclipser pour visiter la place désertée par sa belle.
Marie Mancini, Louis XIV et Brouage, l’histoire d’un fait mineur qui a donné ses lettres de noblesse à une citadelle et à un port de première importance.
L’intimité d’une place forte en déshérence
La citadelle de Brouage, au milieu du XVIIe siècle se conjugue déjà au passé, d’où les commentaires toujours mélancoliques de sa description. Même si la mer lèche encore les remparts jusqu’au siècle le chenal s’est progressivement comblé par les alluvions de la Seudre et du marais de la Broue, à cause de la négligence des propriétaires qui laissèrent progressivement les marais se combler et ne plus alimenter le chenal. A l’entrée, Richelieu venait récemment d’aggraver la situation en faisant couler des navires pour neutraliser le port durant le siège de La Rochelle (1627-1628) et la citadelle commençait, comme à Aigues-Mortes, à s’isoler au milieu des marais et des herbes de Saintonge. Aujourd’hui, lorsqu’on quitte la route de Rochefort pour s’y rendre, il faut faire quelques kilomètres sans âme qui vive avant de découvrir comme enchâssée dans le sable, telle une maquette grandeur nature, l’une des premières places fortes de l’ouest de la France (photo n°3). Le père Louis- Étienne Arcères (1698-1782), historien de La Rochelle et de l’Aunis écrit déjà milieu du XVIIIe siècle que la garnison de Brouage n’a plus d’habitants, et que « les fièvres endémiques et mortelles que les exhalaisons de ces marais promènent dans l’atmosphère, ont dispersé les anciens vassaux des sires de Pons ; les maisons sont abandonnées, l’herbe y croît dans les salles basses, les arbres par les toitures, et s’inclinent, tordus par les vents, sur un vaste amas de ruines ».
On a toutes les peines à imaginer aujourd’hui l’emplacement d’un port et les déchargements de marchandises au bastion de la Brèche, tant la mer est désormais loin à 3 km); tel un Pompéi maritime, Brouage dort, empli de ses lointains bruissements de mouettes et d’appels au large.
C’est à partir du règne de Charles VIII (1483-1498) mais surtout de Charles IX (1560-1574) que le port de Brouage retint toutes les attentions afin comme on disait à l’époque de le mettre « hors d’insulte », c’est-à-dire à l’abri d’une attaque surprise. Cité catholique en pays protestant, Brouage devint au XVIe siècle hautement stratégique face à La Rochelle, rebelle protestante : c’est ainsi qu’elle fut intégrée au domaine royal. Brouage entra d’ailleurs dans les annales de l’histoire de la monarchie lorsque Charles IX y fut accueilli à grand renfort d’artillerie tirée du bord des navires le 5 septembre 1565. Cette simulation de bataille navale à laquelle assista d’ailleurs le jeune Henri de Navarre (futur Henri IV) fit des morts et des blessés rapportent les chroniqueurs. On répéta la scène lors de la venue de ce même Henri de Navarre en 1576, accueilli en grande pompe par le baron de Mirambeau ; c’est ainsi que l’écrivain Agrippa d’Aubigné (1552-1630) décrit dans son Histoire universelle un événement dont Brouage s’était fait la spécialité : « Pour suivre la visite de son gouvernement [il] voulut commencer par Brouage, où Mirambeau le traita en toute magnificence, notamment avec quantité d’oiseaux inconnus à ceux de sa suite ; et sur le soir lui fit voir le combat d’un grand navire plein de Maures, attaqué en diverses manières par quatre pataches […] l’équipage à la nage ; cela fait avec les plus exquis artifices de feu ». C’est dire si dans la deuxième partie du XVI e siècle, le site de Brouage était devenu avec La Rochelle une pièce maîtresse des conflits de l’époque, notamment entre catholiques et protestants, un port désormais capital de l’Atlantique. C’est son gouverneur la Rivière Puitaillé qui chargea les meilleurs ingénieurs italiens (Belarmat, Bephano, Castritio d’Urbin et le cavalier Orlogio) de réaliser les travaux de fortifications. On commença par entourer la cité d’un grand fossé et plus tard on éleva aux quatre angles, quatre bastions (photo n°5).
D’un port à une garnison puis à une prison
Il revint à Richelieu de construire les remparts actuels; il fit venir en 1628 l’ingénieur Pierre Conti d’Argencourt, seigneur de la Mothe (1575-1655) pour renforcer les bastions et construire demi-lune et demi-tenaille. Vauban remania la citadelle par la suite notamment en rajoutant de la terre, en y installant une poudrière (dite de la Brèche) et en détruisant les ouvrages avancés à l’extérieur selon son système éprouvé des glacis qu’il systématisa aux pourtours de tout le royaume. Brouage servit de base aux armées royales catholiques pour soumettre une région protestante, devint ville de garnison pouvant héberger pas moins de 10 000 habitants (tandis qu’elle en accueille de nos jours moins de deux cents). Elle devint une prison sous la Révolution et des religieuses furent notamment enfermées dans l’immense halle aux grains (photo n°5) tandis que les hommes le furent dans les forges.
Il subsiste rue de la Grotte, un petit cabinet qui permettait aux prêtres de célébrer la messe. Ce vestige nous permet aujourd’hui de cultiver le souvenir de certains d’entre eux qui furent noyés volontairement par la marée dans l’île Madame toute proche en 1794. Reliée au continent par un ban de sables et de galets, l’île est en effet tous les mois d’août le lieu d’un pèlerinage à partir de Brouage.
A rebours de l’ensablement progressif et comme nombre de lieux abandonnés, Brouage rejaillit aujourd’hui grâce au souvenir historique et à l’accueil fait par ses merveilleuses maisons blanches, à ses rues perpendiculaires, à sa porte royale qui contrôlait l’activité intense du port. Passant devant l’église et le monument en l’honneur de Champlain, on se dirige assez vite vers les remparts et l’escalier du dépit amoureux de Marie Mancini.
Le dépit, la colère et la folie de Marie Mancini à Brouage
La nièce du cardinal Mazarin qui entretenait une liaison passionnée depuis 1658 avec le jeune Louis XIV faillit bien convaincre ce dernier de la faire reine. A Lyon, déjà, à l’automne 1658, elle crut à son étoile lorsque les tractations de mariage avec Marie-Yolande de Savoie échouèrent. Mais le cardinal Mazarin voulut plutôt provoquer le roi d’Espagne Philippe IV qui entra dans une colère noire à l’idée d’une alliance franco-savoyarde. Ce furent les longs pourparlers entre la France et l’Espagne qui aboutirent à faire de l’infante Marie-Thérèse « la reine de la paix » durant le printemps et l’été 1659 (préliminaires de paix signés le 4 juin 1659) (photo n°7). En coulisse, la reine-mère ne décolérait pas contre l’impudente italienne qui se permettait toutes les allusions et tous les signes montrant qu’elle avait de l’ascendant sur le souverain. On ne saura jamais si Louis XIV envisagea réellement d’épouser une jeune fille d’une famille italienne de petite noblesse, toute nièce qu’elle était de l’homme le plus puissant mais aussi le plus impopulaire du royaume. Contre l’éventualité d’une telle union, Anne d’Autriche avait lâché que toute la France dès lors se révolterait contre le cardinal et qu’elle se mettrait elle-même à la tête des révoltés. Bluff contre bluff ? On ne le saura jamais. Lorsqu’ils se dirent adieu, Marie exprima sa douleur par ces mots célèbres : «Vous pleurez ! Et vous êtes le maître » (Mme de Motteville, 1615-1689, Mémoires) ». Elle rassura de manière éloquente son oncle qui ne cessait d’inculquer à son protégé ses devoirs de roi et offrait pour l’éternité la preuve que Louis XIV était capable de passion tout autant que de fermeté.
Mais Marie espérait. Elle obtint une entrevue avec son bien aimé à Saint-Jean-d’Angély le 13 août qui fut tout sauf publique. Elle en garda une rancœur qu’elle emporta à Brouage quelques jours plus tard. Mazarin témoigne de ce dépit dans une lettre à Louis XIV datée du 28 août : « Marie est plus folle qu’elle n’a jamais été depuis qu’elle a eu l’honneur de vous voir […] et se tient plus assurée qu’elle n’a jamais été de pouvoir disposer entièrement de votre affection […] Si vous êtes obligé de vous marier, elle prétend de rendre, pour toute sa vie, malheureuse la princesse qui vous épousera… ».
C’est donc à Brouage, dans le palais du gouverneur et face à lui, sans doute, le long de ses remparts qu’elle tua le temps et enragea aussi. C’est un escalier dont on dit que ses larmes usèrent les marches que Marie gravit certainement souvent aussi pour l’éternité et le souvenir de milliers de visiteurs (photo n°8). Mais c’est pour continuer son combat qu’elle mena la vie dure à son entourage, à ses deux sœurs exilées involontaires, passant ses journées à consulter un Arabe faiseur d’horoscopes. Plus politique et plus scandaleuse fut sa démarche en faveur des Rochelais puisqu’elle transmit à son oncle une requête des échevins de La Rochelle qui espéraient, s’adressant à elle, se faire dispenser de la contribution exceptionnelle demandée à toutes les municipalités pour couvrir les frais du mariage ! La légende est tenace quand l’histoire rencontre la littérature. Jean Racine, plus tard (1670), dans Bérénice, renforça le sens poétique mais aussi politique de cet amour coupable et du dilemme de la rupture :
« Vous êtes empereur, seigneur et vous pleurez
Hélas, je me suis crue aimée !
Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée
Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois
Quand je vous l’avouai pur la première fois ? »
Les larmes de Brouage
Si Louis XIV n’ignorait rien des lois de son royaume il n’en éprouva pas moins un immense chagrin. Il écrivit à Marie pendant son exil et grâce à la complicité de Charles-Jean Colbert du Terron (1618-1684), intendant de La Rochelle et de Brouage, les réponses lui parvinrent. Durant toute l’année 1659 et jusqu’au mariage, Louis XIV cultiva les douleurs et les douceurs de l’éloignement passionnel. Aux lettres d’amour s’ajoutèrent des cadeaux, comme ce rang de perles de vingt-huit mille livres mais surtout ce petit chiot, né de sa chienne Friponne, qui avait marqué sur son collier autour du cou : « Je suis à Marie Mancini ». Cette audace une fois découverte ulcéra le cardinal et la reine-mère, et faillit coûter la tête de Colbert du Terron et par la même occasion celle de son cousin, le futur ministre Jean-Baptiste Colbert (1619-1683) qui présenta sa démission. Mais elle fut refusée et Marie Mancini ne réussit pas à ébranler la couronne. Les deux amoureux se procurèrent un autre complice en la personne de Philippe Mancini, le propre frère de Marie, qu’ils firent évader de la forteresse de Brisach. Le malheureux fut intercepté par les hommes de Mazarin et bredouilla des excuses que nul ne crut vraiment. Car la cour qui naissait autour du jeune Louis XIV était très loin de respecter les codes de la bienséance amoureuse du temps d’Anne d’Autriche ; cynisme et irréligion l’emportaient largement sur la morale et en agissant ainsi, Louis XIV donnait à la chrétienté et avant tout à son futur beau-père Philippe IV d’Espagne une image de débauche inacceptable.
C’est ainsi que Marie poursuivit sa descente aux Enfers. Ce n’était plus le mariage auquel elle s’était était résigné qui était la cause de son malheur, mais une manœuvre fourbe de son oncle en personne. Elle apprit à l’automne qu’il avait autorisé le roi à fréquenter à nouveau sa propre sœur, Olympe, comtesse de Soissons (photo n°9). Un des collaborateurs de Mazarin, Bartet, rassure ainsi ce dernier qu’Anne d’Autriche ne se sentait pas de joie du réembarquement du roi avec Olympe ; « Je crois qu’elle serait encore plus aise, si les nouvelles en volaient jusqu’à Brouage, où sans doute elles le seront bientôt ». Elles y furent, en effet, colportées par Olympe elle-même. Les larmes de Brouage ne coulaient plus seulement sur l’autel de la raison d’Etat mais à cause de la perfidie d’une sœur et la goujaterie d’un amant. L’humiliation fut à son comble et Marie pouvait écrire plaintive : « Si vous me voyiez, quelquefois, je vous ferais pitié ». Pour la consoler, Mazarin lui dépêcha son parent et confident Zongo Ondedei, évêque de Fréjus, afin non seulement de lui proposer un nouveau point de chute mais surtout pour lui trouver un mari ! Elle refusa avec fracas le prince Lorenzo Onofrio Colonna, grand connétable du royaume de Naples, humiliée qu’elle était de devoir partir en Italie après avoir tant espéré en France (elle finit par l’épouser en 1661) et obtint à condition de se tenir tranquille de revenir à Paris.
Louis XIV et son pèlerinage à Brouage
Le 9 juin 1660, Louis XIV épousait l’infante à Saint-Jean-de-Luz et c’est à Fontainebleau en août, où la cour s’était arrêtée avant de faire son entrée dans Paris que les deux anciens complices se croisèrent pour la première fois depuis leur séparation douloureuse. Marie, à ce moment-là, toute saisie par les merveilleux souvenirs que lui avaient laissés ses premiers émois de 1658 comptait bien jouer le rôle de favorite. Mais Louis la négligea. Pour la première fois, il avait une femme à lui, disposée à lui livrer ces plaisirs sans se sentir coupable, sans éprouver la lâcheté que lui reprochait sa mère et sans trahir son royaume. Marie espéra un temps parce que son frère Philippe lui apprit qu’en passant en Charente, Louis avait abandonné l’infante quelques heures afin d’aller faire un pèlerinage à Brouage. Il voulut tout savoir sur son séjour, il voulut tout voir : les remparts, l’escalier, le château où elle avait habité, le lit où elle coucha même et où il coucha lui-même. Une aubaine pour la légende qui ne le cède même pas à l’histoire. Mais Louis XIV revint pourtant auprès de sa femme avec les meilleures intentions du monde : celle d’être enfin roi et enfin homme. Il apprit quelques temps plus tard que Marie s’était laissée courtisée par le prince Charles de Lorraine qui lui avait demandé sa main. Il en éprouva un grand dépit et se comporta alors ainsi toute sa vie : aimant être aimé jusqu’à laisser le chagrin détruire ses conquêtes et ragaillardir sa conscience d’être le Roi (photo n°10).
Le pèlerinage à Brouage ne fut pas non plus sans sincérité. Un roi se devait d’éprouver, et sa passion et sa grandeur. Louis XIV fut l’un des rares à maîtriser admirablement les deux. Il n’avait que 22 ans et encore plus d’un demi-siècle pour éprouver l’amour, un amour qui, même ingrat, n’en reste pas moins attaché au souvenir des remparts de la citadelle qui incarne encore de nos jours le dépit amoureux.
Frédéric Bidouze
Vauban brought up some soil and buit a “poudrière”…he was everywhere