Périégète s’entretient avec Frédéric Bidouze, l’un des co-rédacteurs du site et des itinéraires historiques imaginés et conçus avec Fabienne Coudin, archéologue et historienne.
Qu’entendez-vous par « itinéraire historique » ?
L’itinéraire vous fait cheminer pas à pas dans une intrigue historique et sur ses lieux, par étape, à la manière d’un guide. Il y a une carte détachable qui oriente le visiteur et un récit qui l’accompagne tout au long du parcours. Il peut s’agir d’une journée, de deux, voire davantage. Pour l’heure, notre catalogue propose des parcours qui varient selon l’amplitude du sujet qu’ils traitent et la superficie de sa géographie.
Le cahier n°1, Xerxès en Attique est par exemple très retreint sur le plan de l’intrigue historique, de la topographie, mais très dense sur les questions archéologiques. La bataille d’Orthez du 27 février 1814 (cahier n°5) est à peu près de la même amplitude; la promenade dure une demi-journée minimum, tandis que la plus exigeante est celle de la Commune de Paris (cahier n°6).
Qu’est-ce qui différencie un Itinéraire historique d’un guide touristique ?
C’est un livre d’histoire, conçu comme une synthèse in situ. Il se lit sans être forcément sur les lieux tout comme il se transforme en guide une fois sur place. Il comporte une introduction, un départ, des étapes, une fin de parcours, assortis d’un glossaire et d’illustrations (plans, cartes, portraits, etc). C’est l’intrigue historique, l’évènement qui vous fait pénétrer dans les lieux et qui les fait coïncider avec une époque.
Donnez-nous des exemples concrets ?
Dans l’itinéraire, Massacre d’une rive à l’autre. Vers la Saint-Barthélémy, 18-26 août 1572 (Cahier Périégète n°3), dont l’intrigue se déroule à Paris, le visiteur se trouve dès le début sur le parvis de Notre-Dame de Paris et apprend sur ces lieux comment se sont déroulées les noces d’Henri de Navarre et de Marguerite de France le 18 mai 1572. Il se figure la scène, son organisation et son environnement ainsi que la topographie de l’époque en se promenant « pas à pas » dans la cathédrale, au plus près du sens confessionnel et politique de cet événement majeur. Au passage, on lui signale les aspects essentiels de l’état architectural du monument tandis qu’il constate de visu les transformations postérieures. Dans une autre étape par exemple, il pénètre dans l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois qui résonne des sermons violents des prêtres catholiques de l’époque. Il est à même de saisir toutes les composantes de ces discours tant sur le plan politique, que spirituel et conjoncturel.
Dans celui de la Commune de Paris, une tragédie franco-française (Cahier Périégète n°6), le voyageur sort du métro Place des Abbesses, où se trouve face à lui le square Jehan-Rictus qui fut aménagé à l’emplacement de l’ancienne mairie du XVIIIe arrondissement dont le maire était Georges Clemenceau; il est entraîné dans les petites rues au moment où la colère du peuple parisien s’exprime à l’aube du 18 mars 1871. Le voyage dans le temps et l’espace est autant un spectacle narratif qu’un enseignement de l’histoire.
Dans des villes qui ont connu de grands bouleversements, l’exercice ne doit pas être aisé ?
En effet, la difficulté est très variable d’un site à l’autre et elle constitue déjà une information en elle-même. Au fur et à mesure que l’on est saisi par l’intrigue, notre imagination historique s’active pour considérer non seulement l’espace mais en même temps les acteurs. A Athènes, le lecteur apprend que le Parthénon n’existait pas en 480 avant J.-C. mais que l’Acropole abritait déjà des temples qui jouaient un rôle essentiel dans la vie de la Cité (Cahier Périégète n°1) ; qu’à Paris entre le pont des Arts et l’Assemblée nationale sur la rive gauche de la Seine, s’étendait en 1572 le Pré-aux-clercs, zone de champs qui commençait à peine à être urbanisée (Cahier n°3) ; qu’à Saintes, en même temps que vous vous promenez dans la ville, tout en contemplant les équipements urbains de l’époque romaine, vous apprenez comment ils ont été financés et par qui (Cahier Périégète n°2).
Quant au Paris de la Commune, tout est presque demeuré, mis à part le château des Tuileries incendié par les Communards et qui ne fut jamais reconstruit. Cette question du décor, après les siècles passés, est essentielle pour décider si oui ou non, il est possible de traiter un sujet. A Naples (Cahier Périégète n°7), malgré les changements architecturaux, les églises sont encore en place, tandis que l’ouvrage consiste à comprendre l’histoire des Anjou dans cette partie de l’Italie, en grande partie en contemplant les tombeaux de cette dynastie.
Pourrait-on dire que, par cette démarche, le patrimoine prend vie ?
Il prend une vie suscitée par l’histoire et non par lui-même. J’aime beaucoup la phrase de l’historien André Chastel qui résume un peu notre philosophie : « Servir l’histoire de l’art, mais l’histoire de l’art conçue de façon si ample qu’elle ne laisse pas intacte l’histoire tout court ». N’étant pas historien de l’art moi-même, je suis bien placé pour voir que dans les guides touristiques l’histoire vient le plus souvent en appoint. Dans nos itinéraires historiques, ce sont l’art et la conception la plus noble de l’histoire de l’art qui viennent en complément de l’histoire dans une démarche pédagogique volontaire. La démarche est donc essentiellement tournée vers ce besoin de comprendre les hommes et les femmes dans la traversée de leurs destins individuels ou collectifs. C’est la chair humaine qui est en grande partie notre préoccupation, car les gens qui revivent tels des fantômes dans ces lieux, doivent être ressentis, compris par des hommes et des femmes, bien vivants. Les murs peuvent aussi bien résonner que les cœurs qui battent (Photo rétrospective d’une barricade de l’époque de la Commune sur son emplacement actuel, près de la Concorde).
Le voyageur ne risque-t-il pas d’être confiné dans les lieux d’une seule intrigue historique ?
C’est un peu notre pari en même temps que notre ambition. Nous ne prétendons pas remplacer les guides traditionnels mais au contraire ajouter un outil complémentaire ou autonome au voyage et à la visite. Chacun y trouvera son intérêt. A Rome (Cahier périégète n°4, « Les Lansquenets ont fait courir le Pape ». Le sac de Rome, 6 mai 1527), le familier des lieux peut consacrer avec l’itinéraire sur le sac de 1527 deux ou trois journées, tandis que celui qui n’a jamais été à Rome peut aussi le faire, tout en satisfaisant sa propre découverte de la Ville. De la même façon, celui qui visite Saintes pour la première fois saura contenter sa curiosité par un itinéraire qui n’oublie aucun lieu de la ville romaine et l’habitant de Saintes en apprendra tout autant, tout en bouleversant sa vision de la commune. Le dernier ouvrage, qui sort à l’automne 2017, la Conjuration des Pazzi (Cahier Périégète n°8) procède du même dilemme, si l’on peut dire. Ceux qui connaissent Florence auront hâte de parcourir l’itinéraire en explorant cet épisode emblématique de la cité à savoir la guerre sans merci entre les Médicis et les Pazzi qui eut lieu en 1478, en plein cœur de la Renaissance; ceux qui découvrent la ville peuvent se mettre en appétit et découvrir tout ou partie de l’intrigue historique. Par ce concept d’itinéraires, nous bousculons des habitudes. Tout en considérant que nos ouvrages nécessitent curiosité et effort intellectuels, nous sommes convaincus de la récompense que reçoit le lecteur-voyageur.
Les Cahiers Périégète sont une machine à explorer le temps et les lieux en quelque sorte ?
Oui, d’une certaine manière. Nous espérons faire ressentir l’histoire sur les lieux où elle s’est déroulée car depuis un moment déjà, la mémoire a pris le pas sur l’histoire. Le pouvoir d’imagination historique était puissant jusqu’à la fin du XIXe siècle et le tourisme moderne a plutôt pris le parti de la synthèse aux dépens d’un certain empirisme historique. Imaginer en 1527, l’orfèvre du Pape Benvenuto Cellini sur la terrasse du château Saint-Ange bombarder les Impériaux relève autant de la continuité d’une histoire (politique, artistique ou religieuse) que de la simple anecdote qu’on vous cite au hasard, comme un bon mot (cahier périégète n°4). Nos itinéraires ne sont pas des « thématiques » à voir et à décortiquer, mais des étapes qui relèvent de l’exercice d’histoire, loin des ouvrages scientifiques au sens total du terme. C’est pourquoi les Cahiers Périégète inspirent des conférences qui, quant à elles, auraient tendance à renforcer le côté purement universitaire du sujet traité.
Votre mode de conduite des visiteurs peut faire penser à ces fameuses routes-itinéraires ou Da Vinci Tour inspirés des romans à clés de Dan Brown ?
Certains ont en effet pensé à ce qui passionne de nombreux lecteurs aujourd’hui. On peut le remarquer avec raison sauf que la différence est capitale entre l’intrigue policière et l’intrigue historique. Notre métier d’historien nous encourage à corriger ce qui pour nombre de lecteurs de romans historiques provoque anachronismes, confusions et incompréhensions. Le roman et l’histoire sont aussi dissociables et nous pensons que chacun à sa manière offre des espaces d’imaginaires.