Jacques Arnould est actuellement chargé de mission sur la dimension éthique, sociale et culturelle des activités spatiales au CNES (Centre National d’Études Spatiales). Ancien théologien dominicain, il explore les liens entre science et religion.
1 Jacques Arnould, vous êtes actuellement chargé de mission sur la dimension éthique, sociale et culturelle des activités spatiales au CNES (Centre National d’Études Spatiales). Avant d’entrer plus avant de vos activités au quotidien, pouvez-vous nous retracer votre parcours de théologien dominicain en même temps que celui qui vous a amené à un diplôme d’ingénieur agronome et de docteur en histoire des sciences et en théologie ?
Je suis Lorrain et ma famille a toujours gardé un lien avec le monde rural et celui de la nature : l’un de mes grands-pères était négociant en grains, l’autre pharmacien. Quoi de plus « naturel » dès lors que d’entamer des études d’ingénieur agronome, de leur ajouter un vernis forestier, d’aller traîner mes bottes dans les montagnes suisses, au milieu des années 1980 pour y entamer l’un des premiers travaux de terrain sur ce que nous appelions à l’époque les « pluies acides » ou, plus exactement, le dépérissement des forêts ! Une belle aventure qui, sans faire de moi un expert dans ces domaines, m’a donné un goût pour le vivant, j’oserais même dire une philosophie. Souvenez-vous du mot de Bernard de Clairvaux (1090-1153) : « Tu trouveras quelque chose de plus dans les forêts que dans les livres. Les arbres et les pierres t’enseigneront ce qu’aucun maître ne te dira. »
Pourtant, j’ai quitté l’ombre des futaies pour entrer dans le premier ordre religieux qui fut, dans l’histoire de l’Église, citadin, celui des dominicains. J’ai aimé et j’aime encore les deux défis, les deux vertus qui en fondent le projet : charité et vérité. J’y ai vécu durant 25 ans, où je me suis peu à peu orienté vers le chantier des relations entre sciences et religions ; à ce thème, j’ai consacré ma thèse en théologie : « Dire Dieu après Darwin », autrement dit quelle théologie entrevoir qui tienne compte des progrès scientifiques actuels en matière d’évolution du vivant. J’ai eu la chance d’écrire cette thèse sur la même paillasse, dirais-je, que des thésards en biologie. J’ai beaucoup appris d’eux sur l’esprit de recherche.
L’opportunité d’une thèse en histoire des sciences s’est faite pour des raisons presque administratives : il me fallait une « raison » de travailler au CNES, le Centre national d’études spatiales, pendant deux ans à mi-temps. Et j’ai achevé cette seconde thèse qui a donné l’idée d’engager une réflexion éthique dans le domaine spatial.
Puis-je ajouter deux choses ? Je ne me considère pas comme un « intello » ou, plus exactement, un spéculatif : j’écris des livres, certes, mais j’aime partir de la vie concrète ; je peux même vous « avouer » que j’ai passé de longues nuits dans les quartiers louches de Paris ! Ensuite, je ne suis plus dominicain aujourd’hui, non pas pour des causes théologiques… mais parce que j’ai rencontré la femme de ma vie !
2 Avant d’entrer au CNES, vous avez commencé à publier des ouvrages autour de Charles Darwin et de ses détracteurs les plus convaincus, les créationnistes (Les créationnistes, Cerf, 1996 ; Darwin, Teilhard de Chardin et Cie : l’Église et l’évolution, Desclée de Brouwer, 1996 ; Dieu versus Darwin, Albin Michel, 2007). Quel a été l’ajustement réalisé au sujet des travaux de Darwin du milieu du XIXe siècle à aujourd’hui ?
Au cours de ma thèse, des collègues biologistes m’ont fait découvrir les mouvements créationnistes qui, au nom de convictions religieuses, refusent l’idée d’évolution ou les théories qui en ont été faites par Charles Darwin (Photo n°1) et ses successeurs. Un bel exemple de confusion entre le propos scientifique et le propos religieux. Je peux très bien comprendre qu’au milieu du XIXe siècle, les perspectives ouvertes par le naturaliste anglais puissent choquer les esprits. N’oubliez pas que le singe, dans la tradition chrétienne, est l’une des représentations du diable ! Malin comme un singe ne signifie pas seulement rusé ou débrouillard, mais démoniaque. Prétendre que les humains partagent une même origine avec les singes est donc révoltant, inacceptable.
De fait, les progrès en sciences ont eu lieu en même temps qu’une lente mais réelle évolution des Églises chrétiennes : celles-ci se sont davantage ouvertes sur le monde, sur les sociétés, sur les sciences. Elles ont admis que la Bible, le texte sacré, n’est pas à prendre au pied de la lettre, ce que les premiers auteurs chrétiens, les Pères de l’Église, avaient déjà compris…
L’évolution ( !) ne s’est pas fait aisément ; des théologiens ont été soupçonnés, condamnés (pensez au célèbre Pierre Teilhard de Chardin, 1881-1955) ; mais aujourd’hui le discours officiel est beaucoup plus ouvert et raisonnable. Car les faits sont là, s’imposent. La théologie ne peut aller contre les faits. Reste à débattre des théories qui sont élaborées à partir de l’observation de ces faits. Un sujet toujours délicat, mais pas seulement pour les croyants ; il suffit d’observer les débats suscités par le changement climatique ou la médecine !
3 Vous proposiez notamment une nouvelle relecture qui inaugurait en quelque sorte votre cheminement scientifique en faveur d’un accompagnement réciproque de la Science et de Dieu. Ce débat est ancien chez les théologiens et nombreux sont des scientifiques. Quelles sont les figures de la théologie des XXe et XXIe siècles qui vous semblent majeures ?
Je viens d’évoquer le nom de Teilhard de Chardin (photo n°2) qui n’était pas un théologien « professionnel », mais d’abord un mystique et un scientifique. Son courage, son opiniâtreté à trouver une synthèse entre ses démarches scientifique et croyante malgré les contraintes imposées par sa hiérarchie ont contribué à faire avancer ce dossier si délicat. Mais il faudrait aussi parler de Karl Rahner (1904-1984), de Jürgen Moltman (1926 -), de Gustave Martelet (1916-2014), des auteurs que j’ai eu grand intérêt à travailler à ce sujet. Ils ont contribué à remettre au goût du jour un thème négligé depuis des siècles : l’idée même de création. L’Occident chrétien s’est rapidement focalisé sur la rédemption, le salut de l’être humain, en particulier de son âme. « Je n’ai qu’une âme qu’il faut sauver, de l’éternelle flamme, je veux la préserver », chantait-on jadis, quitte à oublier, à mépriser la réalité matérielle, le corps. Heureusement, le romantisme puis le souci écologique sont passés par là, avec d’autres courants certes, pour rappeler aux chrétiens que la réalité est confessée comme étant l’œuvre d’un Dieu Créateur et, pour cela, mérite notre attention, voire notre protection. Mais la tâche de redonner une vraie place à cet article du Credo est loin d’être achevée.
4 Vous avez toujours été passionné par l’espace, sa mesure et sa conquête, étant né au début des années 1960, période pionnière en la matière. De l’homme à l’espace et ses mystères, il n’y a qu’un pas qui vous a conduit à travailler au CNES ; pouvez-vous nous parler de votre travail au quotidien et des dossiers dont vous êtes chargé ?
Au risque de vous contredire… je n’ai pas toujours été passionné par l’espace. J’avais huit ans au moment où Armstrong et Aldrin posaient leurs pieds à la surface de la Lune, mais je n’ai jamais pensé faire carrière dans ce domaine ; je n’y suis arrivé que bien plus tard ! J’ai eu la chance de rencontrer un chercheur américain passionné par la vie sur Mars, un directeur général d’une belle humanité… et d’avoir eu avec eux l’idée d’introduire le questionnement éthique au CNES. L’idée n’est pas de déclarer ce qui est permis et ce qui est interdit, mais avant tout de poser les questions suivantes : pourquoi, avec quels moyens, avec quelles conséquences mener les diverses activités spatiales ?
Tous les domaines astronautiques sont concernés : l’observation de la Terre, les systèmes de type GPS, les missions d’exploration automatique des planètes du système solaire, les vols habités, la (possible) vie extraterrestre, le développement du tourisme spatial, le rapport entre public et privé, etc. Je dois être lucide sur l’impact de mon travail : son influence sur la politique spatiale française est nulle ! Mais, comme organisme public, nous devons être capables d’aborder ces questions et ces thèmes ; lorsque je fais une conférence, lorsque je rencontre des concitoyens, ils me demandent à quoi sert l’argent de leurs impôts, et je les comprends. Je cherche à leur répondre honnêtement, à leur expliquer non seulement le contenu de nos activités, mais aussi leur histoire, leurs enjeux. C’est un métier passionnant car l’espace touche désormais tous les secteurs de l’être et de l’agir humain
5 L’homme, l’espace, Dieu, vous poursuivez une œuvre pédagogique et scientifique considérable pour le plus grand plaisir de vos lecteurs. Votre ouvrage, La marche à l’étoile, pourquoi sommes-nous fascinés par l’espace (Albin Michel, 2006) vous contribuez à la compréhension de notre modernité. Vous faites notamment le lien entre le poète, le philosophe et l’inventeur, quel défi !
Vous évoquez ce livre, La marche à l’étoile, et j’en suis heureux car j’ai eu grand plaisir et intérêt à mêler plusieurs domaines. Je voulais, à ma manière, regarder de plus près l’idée si courante dans mon milieu professionnel, que l’espace fait rêver. J’ai donc cherché à mieux comprendre le rôle de l’imaginaire, la fascination pour le ciel et pour le vol, l’impact de l’aventure spatiale sur nos sociétés. Je continue à le faire, même après cet ouvrage, par exemple lorsque nous sommes à la fois les acteurs et les témoins du succès médiatique comme celui de la sonde Philae sur la comète Tchourioumov Guerassimenko (Photo n°3) : tous nos indices de communication ont « explosé » ! Nous devons nous interroger sur l’engouement pour l’exploration spatiale, aussi coûteuse (en euros) et gratuite (quelle conséquence dans nos vies quotidiennes ?) qu’elle puisse nous paraître. Je suis très heureux que le CNES soit attentif à cette dimension, par exemple avec son Observatoire de l’Espace qui soutient la créativité artistique.
6 La recherche de la conciliation entre foi et raison vous a-t-elle amené à des débats houleux, voire hostiles avec des interlocuteurs ? Je pense notamment à quelques contributions comme Les moustaches du diable : lorsque la foi se frotte à la science, mais aussi à l’astrologie, aux miracles, aux expériences de mort imminente, Cerf, 2003, photo n°4). Cet ouvrage nous rappelle à tout ce qui fonde notre existence et en même temps l’interroge depuis toujours, les origines, l’avortement, l’euthanasie, la vie après la mort, …
Je n’ai pas le souvenir de débats houleux, encore moins hostiles ; ou, du moins, ai-je tout fait pour empêcher qu’il en soit ainsi. J’ai pu être considéré par certains comme une taupe du Vatican, envoyée dans le milieu scientifique, par d’autres comme un adorateur de Darwin ; est-ce le signe que je me trouve plutôt entre les deux, navigant entre ces deux rives ? Je ne suis pas un « croisé » de quelque idéologie que ce soit ; j’aime le débat, la dispute dans le respect et l’écoute, en même temps que la recherche de la vérité et la lucidité. Je veux pouvoir dire : « Je n’en sais rien », « J’en doute », « Je crois ». Sans doute ai-je l’âme d’un chercheur…
7 Votre dernier opus est très fort de votre grande érudition à la fois théologique, scientifique et historique. Vous la faites fructifier racontant une histoire fascinante de l’antiquité à nos jours, celle des scientifiques confrontés à Dieu. On y apprend notamment que ce dernier est très présent depuis le début du XXe siècle, le « Je veux connaître la pensée de Dieu, le reste n’est que détails », d’Albert Einstein étant en exergue de votre ouvrage (Sous le voile du Cosmos. Quand les scientifiques parlent de Dieu, Albin Michel, 2015, photo n°5).
L’idée de cet ouvrage, qui est une sorte de « récit de voyage au pays des astrophysiciens, astronomes, cosmologiques du XXe siècle qui ont osé parler de Dieu », l’idée m’est venue après le succès d’ouvrages intitulés Le visage de Dieu, La pensée de Dieu… Pourquoi l’usage de telles images dans le monde scientifique ? J’ai découvert que ce n’était pas des jeux de mots mais qu’il y avait eu, au début du XXe siècle une évolution dont Einstein que vous citez a été l’un des instigateurs. L’aveu du savant à la belle moustache signifiait la fin des siècles durant lesquels les astronomes, en se refusant peu à peu à aborder le cosmos comme un Tout, avaient laissé toute interrogation métaphysique entre les mains des seuls théologiens. À Bonaparte qui s’étonnait de l’absence de Dieu dans son Système du monde, Laplace avait répondu ne pas avoir besoin de cette hypothèse…Tout a donc changé au XXe siècle, lorsque, à la suite des travaux d’Einstein et de ses collègues, la cosmologie comme science du Tout est revenue dans le giron des mathématiciens, des physiciens et des astronomes : il leur a bien fallu s’interroger sur la possible, voire nécessaire, existence de Dieu, en même temps que du caractère déterministe ou aléatoire des processus qui ont donné naissance à notre univers ou de la réalité d’un Big Bang originel. J’ai été très étonné de découvrir que leurs réponses sont aussi diverses que libres de tout dogmatisme ; leur seul souci, qu’ils le confessent ou le refusent, est que le Dieu qui se cacherait sous le voile du cosmos soit à la mesure de l’univers qu’ils mettent tant de peine à connaître.Les défis qu’ils lancent aux théologiens de métier sont fort intéressants.
8 Peut-on connaître vos projets d’écriture à plus ou moins long terme ?
2015 est une année assez chargée en termes de publication. Après Sous le voile du cosmos, j’ai publié un essai vraiment théologique : Dieu, le jour d’après. Une brève théologie des catastrophes (ATF France, 2015) ; j’ose y aborder la question classique de la théodicée : est-il possible de croire en Dieu, et en quel Dieu, après une catastrophe ? J’en ai profité pour relire quelques textes de la Bible un peu classiques : le sacrifice d’Isaac, l’histoire du prophète Jonas, les tentations du Christ, etc. Pour l’automne, je dois préparer deux ouvrages très différents l’un de l’autre : un essai sur les apports de l’espace en matière de changement climatique (je n’en ai pas encore trouvé le titre) et un témoignage de mes 17 années de trottoir (Trottoirs de nuit, Salvator)… mais je ne vous en dis pas plus ! À plus long terme, je voudrais poursuivre ma réflexion sur le thème « Dieu et les extraterrestres », sans oublier ma promesse d’écrire quelque chose sur Pierre-Georges Latécoère (1883-1943), l’inventeur de l’Aéropostale. Évidemment, si vous avez des suggestions…